Mémoire double

Du 12.01 au 27.01.18

Des moments de recherche

  • U+2133-001

    Maj. M de ronde

  • Mesures de poids

    Exercice scolaire

  • Riton Numa

    Encre noire

  • Cahier de devoirs, Fontaine

    24.04.1915

Le temps de l'exposition, Angélique Buisson convie des personnalités issues de différents horizons (artistes, critiques, historiens, etc.) à échanger avec elle sur certains des enjeux soulevés par le projet: les politiques de mémoire, la question du document et de l’archive, la co-création, etc. Ces moments se déroulent sans public mais feront l'objet d'une documentation (sonore, textuelle et/ou photographique) qui sera diffusée sur le site Internet du CAC Brétigny. Avec entre autres Katia Kameli, Estelle Nabeyrat, Anne-Lou Vicente...

Rencontre avec Katia Kameli

«Loin de la logique identitaire qui conçoit le monde sur le mode de la disjonction, mon travail repose sur ma propre expérience et mon identité plurielle. Protéiforme, il exprime l’entre-deux, l’intermédiaire où le signe d’appartenance est rejeté au profit de la multiplicité pour déjouer le dualisme latent et sortir du «ou bien»: algérienne ou bien française.

Selon l’un des pères fondateurs des Cultural Studies, Stuart Hall, «l’identité culturelle n’est pas figée, elle est hybride et découle toujours de circonstances historiques particulières». Mon positionnement est donc celui de l’hybridité, du «tiers-espace», qui rend possible l’émergence d’autres visions, de positions et de formes. Ce tiers-espace dérange les histoires qui le constituent, il les place en état critique, permettant des allers-retours entre l’Histoire et les narrations. En anglais, il existe deux mots pour une même étymologie : history et story. Le premier définit la discipline, celle de la mémoire des hommes, le deuxième signifie le récit, réel ou imaginaire.

Ce sont ces croisements qui fondent mon travail et produisent une pensée interdisciplinaire. Ma pratique repose ainsi sur une démarche de recherche: le fait historique et culturel alimente les formes plurielles de mon imaginaire plastique et poétique. Mes sources d’inspiration sont contextuelles. Je développe une approche spécifique du territoire qui privilégie la dérive, un concept que j’emprunte au mouvement situationniste fondé par Guy Debord en 1957 et selon lequel la découverte du territoire se fait par un réseau d’expériences vécues. Cette expérimentation psychogéographique conduit ainsi à reconsidérer l’espace urbain dans lequel nous évoluons à travers la superposition et le mélange des références.

En tant qu’artiste, je me considère donc comme une traductrice. La traduction n’est pas un simple passage entre deux cultures ni un simple acte de transmission, elle fonctionne aussi comme une extension du sens et de la forme. L’acte de traduction déconstruit la relation binaire et souvent hiérarchique entre la notion d’original et de copie. Une réécriture des récits est alors possible au sein de l’œuvre. À travers mon travail, je cherche à mettre en lumière une histoire, globale, faite de frontières poreuses et d’influences réciproques.

Lorsque que la confusion culturelle conduit au trouble social et politique, il me semble essentiel de mettre en lumière ces conjonctions afin d’ouvrir une voie réflexive et génératrice d’un regard critique sur le monde.»

Katia Kameli est une artiste franco-algérienne qui vit à Paris. Elle obtient son DNSEP à l’École Nationale des Beaux-Arts de Bourges puis un post-diplôme, le Collège-Invisible, dirigé par Paul Devautour à l’École Supérieure d’Arts de Marseille. Son travail a trouvé une visibilité et une reconnaissance sur la scène artistique et cinématographique nationale et internationale, et a été montré dans des expositions personnelles (The Mosaic Rooms, Londres; Artconnexion, Lille; Taymour Grahne Gallery, New York; Transpalette, Bourges). Elle a également participé à de nombreuses expositions collectives (Centre Pompidou, Paris; Mucem, Marseille; Havre Magasinet, Boden, Sweden; Bozar, Bruxelles; Lubumbashi Biennale, Congo; Pour un Monde Durable, Fondation Calouste Gulbenkian, Portugal; MAC Marseille; Biennale de Dakar; Biennale de Marrakech; Biennale de Bamako, Mali). En 2006 et 2011, Katia Kameli a dirigé et produit «Bledi in Progress» et «Trans-Maghreb», des plateformes vidéo basées à Alger pour de jeunes réalisateurs venus d’Algérie, du Maroc et de Tunisie. En 2008, elle est lauréate du programme, Paris-New York, CulturesFrance et part en résidence à Location One, à New York. En 2012, elle reçoit un prix de Delfina Fondation pour une résidence à Londres.

Le tour de La Question, par Estelle Nabeyrat

«Gilberte Salem (née Serfaty) et Henri Alleg se sont rencontrés à Alger au sortir de la Seconde guerre mondiale, ils travaillaient alors à l’agence de presse France-Afrique. Peu de temps après leur mariage en 1946, ils adhèrent à la cause communiste et deviennent de fervents militants du combat anti-colonial. Gilberte devient professeure d’anglais et met ses connaissances au service du Parti communiste algérien et de l’Union des Femmes d’Algérie. Mais son engagement sera sanctionné par l’Education nationale qu’elle sera forcée de quitter. Alors devenu rédacteur en chef de l’Alger Républicain, Henri est contraint de rentrer en clandestinité fin 1954. Le 12 juin 1957, il est arrêté et incarcéré par les militaires français. Gilberte elle, sera alors transférée vers la France où elle continuera d’œuvrer  pour la libération de son mari. Durant sa captivité en Algérie, Henri est torturé par les parachutistes français tout comme de nombreux autres militants algériens et français dont certains, comme Maurice Audin, ne reviendront jamais. Pour témoigner de cet épisode tragique, Alleg écrira La question devenu un ouvrage de référence de l’histoire coloniale. Publié en 1958 aux Éditions de Minuit et préfacé par Jean-paul Sartre, le livre sera tout d’abord censuré en France avant d’être republié. D’autres publications suivront. Fidèles à leurs idéaux, lui et sa compagne n’auront de cesse de militer leurs vies durant contre l'impéralisme colonial. Après une grande carrière de journaliste puis de Secrétaire général du journal l’Humanité, Henri prendra sa retraite et le couple s’installera alors dans la banlieue parisienne de Palaiseau (91).

Jusqu'à leur triste décès, Gilberte et Henri furent les voisins de ma famille, des camarades dans la lutte. En 2008, j'entreprends une série d'entretiens filmés avec Henri, Gilberte refusant de s'adresser à la caméra. Au croisement de leur histoire et de celle de ma famille, il est ici question de sonder l'engagement, de celui de mon grand père français officier-résistant dans les Maquis du Limousin, de mon grand père allemand qui, désertant l'armée nazie, fut fait prisonnier. Et plus encore, le récit d'Henri est une introspection directe dans la violence de l'histoire coloniale française dont je scrute les résurgences et dont une généalogie reste à tracer. En 2014, j’ai mèné un premier travail d'enquête à Alger où j’ai rencontré d’anciens collaborateurs et partisans de l’Alger républicain parmi lesquels Inal Souad, fondatrice de l'Association Abdlehamid Benzine à Alger. À partir d’une archive visuelle composée d’extraits de film de fiction (Le petit Soldat, Jean Luc Godard), d'un biopic (La Question, de Laurent Heynemann), de film documentaire (Le rêve algérien de Jean-Pierre Lledo et d’images tirées des archives d'Henri Alleg ainsi que des extraits des entretiens que j'ai pu réaliser à Alger, je propose de mettre en partage cette introspection dans l'histoire de la guerre d'Algérie et de son indépendance vu par le prisme du récit d'Henri Alleg.»

Estelle Nabeyrat est commissaire d'exposition et critique d'art. Elle vit et travaille entre Paris et Lisbonne.

Anne-Lou Vincente

Cette invitation à l’exposition « Mémoire double » est l’occasion de poursuivre une série d’échanges entamés depuis quelque temps avec Angélique Buisson autour de ces mêmes questions qui font écho au projet de l’artiste au CAC Brétigny comme à sa pratique de manière plus large. On peut d’ores et déjà (pré)dire qu’il sera en particulier question lors de cet entretien de souvenir-écran, une notion psychanalytique qu’il s’agira ici de déplacer sur un terrain artistique et sensible en vue d’interroger le film — à la fois support et médium — dans son champ élargi ; de diffuser via la parole une poétique de la (rétro)projection (volontiers immatérielle et mentale) mêlant sur un mode alchimique fiction et réalité, souvenir et imagination, associant script, lecture(s) et interprétation(s).

Anne-Lou Vicente (1979) est critique d’art, éditrice et commissaire d’exposition indépendante. Elle est basée à Paris. Depuis 2005, elle publie régulièrement dans la presse culturelle et artistique (Espace, Trois couleurs, 02, Particules, etc.) ainsi que pour des lieux et catalogues d’exposition. Elle a notamment co-fondé la revue d’art contemporain sur le son VOLUME (2010-2013) et la plateforme éditoriale et curatoriale What You See Is What You Hear. Nimbés d’une sensibilité particulière aux phénomènes et processus de perception, de mémoire et de transmission, à ce qui est révélé et caché — sur le plan de l’objet, de l’image comme du langage —, ses recherches et travaux portent essentiellement sur des pratiques et œuvres qui convoquent et mettent en résonance (in)visible, (in)audible, (il)lisible et/ou (in)dicible.

 

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