Conversation entre Lucie Camous & No Anger

Ostensible

  • U+1F50D-000

    Loupe pointant vers la gauche

  • Optique 🔬 🔭 [G. MAGNIAT OPTICIEN BREVETE 27 r. de Paris, 91100 CORBEIL-ESSONNES (6)496.03.02] 🔍 👓

    Logotype

  • s.n. [G. Magniat]

    Impression noire, 3,2 × 1,4 cm

  • Annuaire de l’Essonne, p.340

    1980

La présente discussion s’inscrit dans le prolongement d’un premier essai dialogué, paru le 8 juin 2023 dans Bruise Magazine, espace de publication en ligne en dialogue avec le centre d’art Triangle-Astérides de Marseille.

 

Lucie Camous: Ça ne fait que six mois que notre première conversation a été publiée dans Bruise Magazine, mais la densité des événements et des projets compresse le temps. Cela me fait plaisir d’en prendre, du temps justement, pour poursuivre cette réflexion sur notre façon de travailler ensemble et avec d’autres.

No Anger: Oui et à la fois, j’ai l’impression que, vu la densité de nos projets et de notre emploi du temps, on peut moins appliquer la notion de crip time et on est obligé-x-s d’épouser encore et toujours les logiques capitalistes qui poussent à toujours plus de productivité. Et c’est un premier dilemme auquel on a été confrontéxs.

LC: On s’est pliéxs à cette productivité avec beaucoup d’entrain cette première année, on a accepté toutes les propositions, tous les projets, on a candidaté à tous les appels, répondu à toutes les subventions. On a été surprixs par l’accueil, on partait déterminéxs mais pas vainqueurxs.

NA: Oui, justement, parce qu’on ne partait pas vainqueurxs, on a dû construire une légitimité à être là, à avoir comme interlocutrices des institutions culturelles et du milieu de l’art contemporain. Mais pour construire cette légitimité, il faut se plier aux logiques propres à ces milieux, il faut parler le même langage.

LC: Depuis une position de transfuge de classe, je trouve dans l’apprentissage des codes et des langages une certaine délectation.

LC: Aujourd’hui, cette invitation du CAC fait sens puisque c’est le premier centre d’art avec qui Ostensible a travaillé. Marie Plagnol nous a écrit en reprenant une citation de Christine Aventin dans FéminiSpunk. Le monde est notre terrain de jeu, que j’avais utilisée pour ancrer ma rhétorique lors de l’annonce de la création d’Ostensible pendant les journées professionnelles de DCA: «Est-ce que tu prends le pouvoir, est-ce que tu le donnes, ou est-ce que tu l’exploses?»[1]. Plusieurs questions du public portaient sur comment faire une programmation non validiste: le partage du pouvoir a été ma réponse. C’est depuis ce partage-là que de conseillerxs nous sommes rapidement passéxs à co-commissaires. A vu le jour «Perceptions», une pièce collaborative menée par les artistes Nicolas Faubert et Mona Young-eun Kim. Un projet majeur pour Ostensible car c’est avec lui que sont apparues certaines questions de fond. La co-création appelant le sujet de la mixité des participant-es entre valides et handixs, est inévitablement apparu le dilemme moral et politique: travailler ou non avec les structures spécialisées?

NA: Oui, tout à fait. On a été confrontéxs assez tôt au problème de collaborer avec des institutions médico-sociales ou médico-éducatives qui, sous prétexte de soigner et protéger les personnes handicapées (enfants, adultes), les enferment et participent de leur exclusion sociale. Au début, nous ne voulions pas travailler avec ces institutions parce que nous avions l’impression de cautionner ces logiques validistes ségrégatives. Outre les problématiques éthiques et politiques d’un tel système, je pense aussi que ça touchait à l’intime, à des tensions viscérales qu’on porte en nous: personnellement, même si je n’y ai jamais été confrontéx, j’ai quand même un rapport complexe aux institutions spécialisées, puisque j’ai grandi avec le sursis de l’institutionnalisation, l’angoisse d’un avenir en institution, la peur d’être enferméx. C’était donc très difficile de travailler avec ce type de structures, de paraître les cautionner. Mais refuser de travailler avec elles, c’était aussi refuser de travailler avec les personnes handicapées en leur sein; et quelque part, c’était encore les exclure.

LC: On a choisi de s’orienter de la même façon qu’on le fait au sujet des prisons: le fait d’être anti-carcéralxs ne marque pas, de notre part, un refus catégorique de travailler avec des personnes incarcérées. Cela dit, il reste parfaitement légitime de refuser de le faire par crainte de venir légitimer par sa présence un système d’enfermement qui nie les droits humains[2].

NA: Ça nous a interrogéxs sur ce qu’on était prêtxs à céder, sans toutefois nous dédire de nos principes. Ce qui est assez positif, je trouve, c’est que ça nous a obligéxs à être créatifxs, à penser d’autres modalités de travail. Je me souviens qu’on s’est aussi dit qu’on pouvait inventer d’autres formes de mixité, avec des personnes valides, des personnes handicapées vivant en institution et des personnes handicapées vivant hors des institutions. Peut-être ces autres mixités pourraient-elles faire émerger des grilles de lecture alternatives?

LC: Ce nœud a soulevé l’épineuse notion de la pédagogie et de sa nécessité structurelle. C’est un élément que j’avais largement sous-estimé en démarrant Ostensible. Produire des journées d’études en invitant des penseureuses ou avoir une place centrale dans le travail de transmission sont deux fonctions distinctes. Si la première va de soi, la seconde demande à prendre le centre.

NA: Oui, l’effort de pédagogie est toujours nécessaire, même si c’est parfois épuisant ou énervant parce que c’est toujours sur nous que repose cette charge mentale. Mais il faut avoir conscience que ce sont les personnes concernées qui peuvent dispenser ce discours-là. D’un côté, nous luttons pour nous légitimer en tant que porteurxs de cette nouvelle grille de lecture, mais d’un autre côté, ça peut devenir aussi épuisant d’être constamment dans cette position. Je trouve que ça interroge la posture de celleux qui reçoivent cette parole aussi. Comme je dis, c’est une chose de libérer la parole, c’en est une autre de l’écouter, d’instaurer les conditions propices à l’écoute.

LC: Oui, c’est parce qu’on est directement concernéxs que notre implication a autant de poids, autant de légitimité. Ces transmissions de connaissances et d’expériences prennent du sens quand les personnes qui les reçoivent ont un rôle actif. L’arpentage de textes militants après un tour d’horizon du traitement social et politique français des personnes handicapées permet d’ancrer dans des récits incarnés ce qui peut sembler à première vue abstrait. Je trouve du plaisir dans ces échanges avec la tendresse radicale comme fil rouge, comme manifeste politique: c’est le meilleur moyen de mettre joyeusement les pieds dans le plat, de prendre directement le contrepied d’une narration figée.

NA: Oui je trouve que la tendresse, comme la fierté, est plus qu’un sentiment, c’est une pratique qui s’apprend entre pairxs. Je crois beaucoup en la tendresse, comme vertu politique, au sens de créer du collectif par le soin que l’on porte à ses adelphes…

LC: Par capillarité c’est aussi de la tendresse que je développe envers moi-même, une tendresse qui vient petit à petit atténuer mon validisme intériorisé.

NA: Tu veux dire que ça t’aide à être plus indulgentx envers toi-même?

LC: Exactement. Étudier, analyser et enseigner à d’autres les rouages du validisme me permet de développer ce travail sur moi-même. Ne serait-ce que par cohérence générale. Si je peux évoquer le crip time avec conviction il m’est encore souvent difficile d’accepter sereinement quand mes temporalités sont bouleversées.

NA: Oui, en quelque sorte, ça t’apprend à être handicapéx. Quand j’y pense, je trouve assez belle l’idée que notre pratique collective et artistique ait cet effet apaisant sur nous-mêmes. Mais ça pose aussi la question de la place de la colère, qui était un des fondements d’Ostensible. Est-ce que, toi, tu es toujours en colère?

LC: Terriblement. Tout le temps. Comment ne pas l’être? Mais être actifx dans des projets collectifs me permet de l’être sereinement. Je trouve que notre duo fonctionne très bien à ce sujet, ma colère a de la place pour exister, elle n’a pas besoin d’être muselée, elle trouve refuge dans l’écho de la tienne.

NA: Oui, et puis, de voir que l’autre est aussi en colère à propos du même truc, ça légitime—on ne se dit pas que c’est juste nous qui nous trompons ou qui ressentons un truc faux—et, quelque part, ça apaise. Parce qu’on peut en parler entre nous et ça ne tourne plus en boucle dans nos têtes.  Moi, je dirais que je suis en colère différemment. Oui, c’est une colère sereine, comme tu dis, une colère qui ne (me) détruit pas, mais une colère qui construit et donne l’énergie de créer. Au fond, j’ai l’impression que la colère reste au fondement de nos processus créatifs, mais elle s’est un peu déplacée.

LC: Ce projet avec le CAC nous a permis de cerner notre position.

NA: Oui, tant d’un point de vue créatif que de celui du rapport aux institutions. Je ne sais pas si «créatif» est le bon terme, mais disons que notre politique de création est de mettre au premier plan les artistes handicapéxs et des œuvres aux propos anti-validistes. Et cela, c’est le principe premier d’Ostensible sur lequel on ne cédera pas, puisque c’est dans son ADN de créer des espaces pour que cette parole se déploie.

LC: Sur ce qu’il est important de tenir, je suis assez convaincux que le rôle d’Ostensible est, au sein des institutions de l’art, de politiser le rapport au handicap. Une autre caractéristique d’Ostensible réside dans une pratique intersectionnelle des processus créatifs. Persister, malgré les embûches institutionnelles, pour une co-création en mixité valide/handix au CAC en a été la première concrétisation.

NA: Oui, et le travail avec Nicolas Faubert et Mona Young-eun Kim en est une illustration, au sens où fonder le processus créatif sur une mixité valide/handix poursuit un enjeu anti-validiste de ne pas reproduire la ghettoïsation des personnes handies.

LC: Ça a surtout été rendu possible par l’implication et la détermination de l’équipe du CAC qui s’est démenée pour que cette mixité existe parmi les adolescentxs participant au projet.

NA: Personnellement, je ressens de la fierté qu’on contribue, à notre modeste échelle, à cette lutte. Mais je ne peux pas non plus me départir d’une certaine méfiance envers cette place—et donc ce pouvoir—que nous offrent maintenant les institutions culturelles. Je crois que mon hexis politique s’est en partie fondée sur la tension théorique selon laquelle on a besoin de parler le langage dominant mais que ce n’est pas avec les outils du maître qu’on démontera sa maison: dans ma tête, il y a à la fois Adrienne Rich qui dit «this is the oppressor’s language / yet I need it to talk to you» [c’est la langue de l’oppresseur / pourtant j’en ai besoin pour te parler] et Audre Lorde qui répond «The master’s tools will never dismantle the master’s house» [Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître]. Et du coup, je crois que j’ai construit mon rapport à l’action politique sur ce paradoxe conscientisé, et sur cette méfiance envers ma propre place et mon propre pouvoir social. Je crois qu’on en a parlé au début d’Ostensible.

LC: On parle souvent d’institution mais travailler avec et dans ces institutions nous assimile à celles-ci. On a peu d’intérêt à opposer la marge au centre quand on sait et vit des déplacements constants de l’un à l’autre. On peut, depuis notre endroit, être en position de pouvoir et produire de la violence, le savoir nous permet de rester vigilantxs. L’institution est plutôt un ensemble dans lequel de nombreux individuxs jouent des rôles et appliquent des règles normatives. À nous de continuer à tenir notre ligne politique, de rester cohérent. Cette première année d’Ostensible nous a permis d’expérimenter cette zone grise.

NA: Ça nous a aussi fait réfléchir sur la notion de «pureté militante», dans tout ce qu’elle peut avoir de paralysant et de culpabilisant. Je veux dire: on a beau vouloir rester cohérentxs avec nos principes politiques, culpabiliser de devoir flirter parfois avec cette zone grise est contreproductif, parce que ça risque de nous réduire à l’impuissance, et je trouve que c’est encore jouer le jeu des logiques de domination que de s’auto-invisibiliser sous prétexte de pureté militante. Après, oui, comme on l’évoquait précédemment, c’est à nous de placer le curseur sur ce sur quoi l’on peut céder ou pas.

LC: En fait, le projet avec le CAC a permis de concrétiser certaines réflexions qui ont été les fondements d’Ostensible et se prolongent dans notre pratique, encore un an après. Comme le fait d’aborder le handicap d’un point de vue systémique, donc politique, de travailler depuis nos points de vue situés, d’insister sur la nécessité de la mixité et de l’accessibilité comme des droits fondamentaux…  

NA: … et de mettre aussi ces notions au cœur des processus créatifs, alors qu’elles sont souvent pensées comme un à-côté de la création. Au fond, considérer les notions de mixité et d’accessibilité comme parties intégrantes des œuvres revient à penser autrement le rapport entre œuvre et public et à inventer une pratique artistique qui prône la tendresse radicale.

Lucie Camous & No Anger (Ostensible)

Publication réalisée à l'occasion du projet «Perceptions».

 

Notes

[1] Christine Aventin, Féminispunk. Le monde est notre terrain de jeu, édition Zones, 2021.

[2] Handicap: la France condamnée par le Comité des droits sociaux du Conseil de l'Europe, Handicap: la France condamnée par le Comité des droits sociaux du Conseil de l'Europe | CNCDH, consulté le 19/01/2024.