Stratégies artistiques en politique et stratégies politiques en art
Chantal Mouffe
Comment envisager les stratégies artistiques en politique et les stratégies politiques en art? À l’évidence, poser cette question suppose d’écarter l’idée que les artistes et les travailleurs de la culture ne peuvent plus jouer un rôle critique dans la société au motif qu’iels sont devenu·es une composante nécessaire de la production capitaliste. Selon ce point de vue, la production de symboles est aujourd’hui un objectif central du capitalisme et, avec le développement des industries créatives, les individus se sont retrouvés totalement assujettis au contrôle du capital. Ce sont donc aussi les producteur·rices culturel·les, et pas seulement les consommateur·rices, qui ont été transformé·es en fonctions passives du système capitaliste. Iels sont prisonnier·ère·s de l’industrie culturelle, dominée par les industries médiatiques et de divertissement. Si cela était vrai, il n’y aurait évidemment aucun intérêt à examiner les modalités possibles de résistance esthétique.
Heureusement, nombreuses sont les personnes qui rejettent ce diagnostic pessimiste. Tout en reconnaissant les profondes transformations induites par l’actuelle phase post-fordiste du capitalisme, elles soutiennent que ces formes de production nouvelles permettent des résistances d’un type nouveau, auxquelles les pratiques artistiques pourraient apporter une contribution décisive. Cependant, lorsqu’il s’agit d’envisager les formes que devraient prendre ces résistances, d’importantes divergences se dessinent.
L’un des principaux désaccords rencontrés concerne les espaces dans lesquels déployer ces résistances et le type de relation qui devrait être établie avec les institutions. Les pratiques artistiques critiques doivent-elles participer aux institutions actuelles dans le but de les transformer ou doivent-elles les déserter complètement? Une approche influente préconise ce que l’on pourrait appeler une stratégie de «retrait». Elle prétend que les institutions du monde de l’art sont devenues complices du capitalisme et qu’elles ne peuvent plus être le lieu de pratiques artistiques critiques. Dans les conditions post-fordistes, les artistes qui travaillent à l’intérieur du système seraient totalement instrumentalisé·es ; transformé·es en hommes ou femmes d’affaires, iels seraient tenu·es de contribuer à la reproduction du système. Les résistances sont encore possibles, mais elles ne peuvent se situer qu’en dehors des institutions.
Il est intéressant de noter que cette position, qui est caractéristique d’une diversité de personnes influencées par la tradition autonomiste, reconnaît la croissance de l’industrie culturelle déjà signalée par Adorno et Horkheimer, mais l’interprète d’une manière très différente. Comme on le sait, Adorno et Horkheimer voyaient dans le développement de cette industrie le moment où le mode de production fordiste était finalement parvenu à pénétrer le secteur de la culture. À leurs yeux, cette évolution représentait le franchissement d’une nouvelle étape dans la marchandisation de la société et son assujettissement aux exigences de la production capitaliste. Ils considéraient l’art comme le seul lieu où l’autonomie était encore possible. C’est cette possibilité qui, selon la perspective pessimiste mentionnée en introduction, aurait aujourd’hui été éliminée par les avancées du processus de marchandisation.
Les théoriciens post-opéraïstes, pour leur part, voient la transition du fordisme au post-fordisme d’une manière très différente. Paolo Virno[1], par exemple, affirme que les industries culturelles ont joué un rôle important dans ce processus de transition. C’est dans ces industries que de nouvelles pratiques de production ont émergé, conduisant au dépassement du fordisme. Elles représentent, selon lui, la matrice du post-fordisme. Avec le développement du travail immatériel dans le capitalisme avancé, le processus de travail est en effet devenu performatif et il mobilise les réquisits les plus universels de l’espèce humaine: la perception, le langage, la mémoire et les émotions. La production contemporaine est désormais «virtuose» et le travail productif, dans sa totalité, s’approprie les caractéristiques spécifiques à l’artiste de performance. Cette transformation ouvre la voie à de nouvelles formes de relations sociales, où l’art et le travail coexistent dans de nouvelles configurations. Dans les conditions post-fordistes, l’objectif des pratiques artistiques critiques devrait être de contribuer au développement de ces nouvelles relations sociales, rendues possibles par la transformation du processus de travail. Leur tâche principale est la production de subjectivités nouvelles et l’élaboration de mondes nouveaux, susceptibles de créer les conditions d’une auto-organisation de la multitude.
Pareille conception des pratiques artistiques et du rôle qu’elles ont à jouer va de pair avec celle d’une politique radicale formulée dans les termes de l’«exode». Cette stratégie de l’exode se décline en différentes versions, selon la manière dont l’avenir de la multitude est envisagé, mais toutes affirment que les structures de pouvoir traditionnelles organisées autour de l’État-nation et de la démocratie représentative ne sont plus pertinentes aujourd’hui et qu’elles vont progressivement disparaître. En découle la conviction que la multitude peut ignorer les structures de pouvoir existantes et consacrer ses efforts à construire des formes sociales alternatives, en dehors du réseau de pouvoir étatique. Toute forme de collaboration avec les canaux traditionnels de la politique, comme les partis et les syndicats, est à éviter. Le modèle majoritaire de société, organisé autour d’un État, doit être abandonné au profit d’un autre modèle d’organisation présenté comme plus universel. Ce dernier prend la forme d’une unité, conférée par des lieux communs de l’esprit, par des habitudes cognitives et linguistiques, et par l’intellect général.
À côté de cette stratégie de «retrait des institutions», il en existe une autre, qui est celle que je veux défendre: une stratégie de «participation aux institutions». Nourrie par une approche théorique qui met en lumière le caractère discursif du social, elle révèle que «notre monde» est construit par une multiplicité de pratiques discursives, construction qui est invariablement le résultat d’une hégémonie particulière[2]. Cette approche théorique dévoile que la société est toujours politiquement instituée et que ce qu’on appelle «le social» est la sphère de pratiques politiques sédimentées, qui dissimulent les actes originaires de leur institution politique contingente. En tant qu’articulation temporaire et précaire de pratiques contingentes, tout ordre est l’expression d’une structure particulière de relations de pouvoir. Ce qui est accepté à un moment donné comme étant «l’ordre naturel» est toujours le résultat de pratiques hégémoniques sédimentées. Les choses auraient pu être différentes et tout ordre est fondé sur l’exclusion d’autres possibilités. C’est pourquoi il est toujours susceptible d’être remis en question par des pratiques contre-hégémoniques, qui tenteront de le désarticuler afin d’établir une autre hégémonie.
Je fais l’hypothèse que cette approche est particulièrement fructueuse lorsqu’il s’agit d’appréhender les relations qu’entretiennent l’art et la politique, et d’envisager les stratégies artistiques en politique et les stratégies politiques en art parce qu'expose le fait que la confrontation hégémonique ne se limite pas aux institutions politiques traditionnelles, mais se produit également dans la multiplicité des lieux où se construit l’hégémonie, c’est-à-dire dans le domaine de ce qu’on appelle habituellement «la société civile». C’est là, comme le soutenait Antonio Gramsci, que s’établit une conception particulière du monde et que se définit une compréhension spécifique de la réalité—ce qu’il appelle le «sens commun»—, fournissant le terrain sur lequel se construisent des formes spécifiques de subjectivité. Gramsci a également souligné la centralité des pratiques culturelles et artistiques dans la formation et la diffusion de ce «sens commun», mettant en évidence leur rôle décisif dans la reproduction ou la désarticulation d’une hégémonie donnée.
Du point de vue de l’approche hégémonique, les pratiques artistiques entretiennent une relation nécessaire avec la politique car elles contribuent soit à la reproduction du sens commun qui assure une hégémonie donnée, soit à sa remise en cause. Les pratiques artistiques critiques sont celles qui, de diverses manières, jouent un rôle dans le processus de désarticulation/réarticulation caractérisant une politique contre-hégémonique. Cette dernière vise à cibler les institutions qui assoient l’hégémonie dominante, afin de provoquer des transformations profondes dans leur fonctionnement. C’est une stratégie de «guerre de position», pour reprendre Gramsci, qui se compose d’une variété de pratiques et d’interventions opérant dans une multiplicité d’espaces: économique, juridique, politique et culturel. Le domaine de la culture joue un rôle crucial dans cette guerre de position car, comme nous l’avons vu, c’est l’un des terrains où le «sens commun» s’élabore et où les subjectivités se construisent. Dans la conjoncture actuelle, avec le rôle décisif que jouent les industries culturelles dans le processus de reproduction capitaliste, le terrain culturel et artistique a pris une importance stratégique. La production artistique et culturelle est en effet vitale pour la valorisation du capital. C’est la conséquence de la dépendance croissante du capitalisme post-fordiste aux techniques sémiotiques, qui lui permettent de créer les modes de subjectivation nécessaires à sa reproduction. Comme l’a souligné Foucault: dans la production moderne, le contrôle des âmes est crucial pour gouverner les affects et les passions. Les formes d’exploitation caractéristiques de l’époque où le travail manuel était dominant ont été remplacées par de nouvelles, qui appellent la création continue de nouveaux besoins et d’incessants désirs d’acquérir des biens. Pour maintenir son hégémonie, le système capitaliste a besoin de mobiliser en permanence les désirs des individus et de façonner leurs identités. Or le terrain culturel, avec ses diverses institutions, occupe une position-clé dans ce processus. On rencontre ici une stratégie très différente de celle du «retrait des institutions» prônée par la première approche que nous avons examinée. Les pratiques artistiques critiques ne contribuent pas à la lutte contre-hégémonique en désertant le terrain institutionnel, mais en y participant, dans le but d’encourager la dissidence et de créer une multiplicité d’espaces agonistiques où le consensus dominant est remis en question et où de nouveaux modes d’identification sont rendus disponibles.
J’aimerais préciser que je ne plaide pas ici en faveur d’une conception purement institutionnelle de la politique ou d’une relégation des pratiques artistiques critiques dans le domaine traditionnel du monde de l’art, mais pour une articulation de différents modes d’intervention politique dans une multiplicité de lieux. Il existe une grande variété de façons d’instaurer des espaces agonistiques, qui peuvent émerger à l’intérieur comme à l’extérieur des institutions. L’approche hégémonique envisage la politique radicale comme une articulation des luttes parlementaires et extra-parlementaires, et vise à établir une synergie entre les partis et les mouvements sociaux. Dans le domaine spécifique des pratiques artistiques, cette approche encourage une diversité d’interventions, à l’intérieur et à l’extérieur du monde traditionnel de l’art. Contestant l’idée que les institutions ne peuvent être transformées et que les résistances ne peuvent se développer et réussir qu’en dehors d’elles, elle souligne la nécessité de combiner des stratégies politiques en art et des stratégies artistiques en politique. À notre époque post-politique, quand le discours dominant tente d’occulter la possibilité même d’une alternative à l’ordre actuel, toutes les pratiques susceptibles de contribuer à la subversion et à la déstabilisation du consensus hégémonique néo-libéral sont les bienvenues. Les musées, par exemple, peuvent, sous certaines conditions, fournir des espaces pour une confrontation agonistique, et c’est une erreur de croire que les artistes qui choisissent de travailler avec eux ne sont pas en mesure de jouer un rôle critique, au motif qu’iels seraient automatiquement récupérés par le système.
Il me semble que lorsque qu’il s’agit d’examiner la relation qu’entretiennent l’art et la politique, il est nécessaire d’adopter une perspective pluraliste. Si elle affirme la validité continue des formes artistiques traditionnelles, l’approche que je préconise reconnaît aussi l’importance des diverses formes d’activisme artistique qui ont récemment fleuri. Parce qu’il met les moyens esthétiques au service de l’activisme politique, cet «artivisme» peut être considéré comme un mouvement contre-hégémonique, qui s’oppose à l’appropriation capitaliste du champ esthétique visant à assurer son processus de valorisation. Dans ses multiples manifestations, l’artivisme peut certainement contribuer à subvertir le sens commun post-politique et à créer de nouvelles subjectivités. Divers modes d’intervention artiviste influencés par la stratégie situationniste du «détournement», tels les Yes Men, parviennent ainsi à perturber de manière très efficace l’image lisse que le capitalisme d’entreprise tente d’imposer, en exposant son caractère répressif. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres ; il existe d’autres pratiques artivistes et il serait intéressant d’étudier leurs liens avec les différents mouvements Occupy.
Ces réflexions m’amènent à un argument qui est sujet à controverse dans les débats actuels. Comme je viens de le préciser, l’approche hégémonique considère que les stratégies artistiques en politique et les stratégies politiques en art sont à la fois légitimes et importantes. Elles peuvent jouer un rôle décisif en fomentant une contestation agonistique et contribuer à l’émergence de nouvelles subjectivités. Cependant, cette approche affirme aussi que les pratiques artistiques critiques, quelle que soit la forme qu’on leur donne, ne peuvent se substituer aux pratiques politiques et ne seront jamais en mesure de faire émerger, à elles seules, un nouvel ordre hégémonique. Dans la construction de ce nouvel ordre, le moment strictement politique ne peut être évité. Le succès de la politique radicale requiert de nouvelles subjectivités politiques, mais cet aspect ne représente qu’une dimension, aussi vitale soit-elle, de la guerre de position. De nombreuses autres étapes devront être franchies pour qu’elle parvienne à établir une nouvelle hégémonie et la longue marche à travers les institutions politiques est inévitable.
Chantal Mouffe (2013)
Publié dans emisférica, 10.2: Dissidence, 2013
Traduction de l'anglais: Claire Martinet
Publication réalisée à l'occasion de l'exposition The Real Show.
Notes
[1] Paolo Virno, Grammaire de la multitude: pour une analyse des formes de vie contemporaines, traduit de l’italien par Véronique Dassas, Nîmes et Montréal, Éditions de l’éclat/Conjonctures, 2002.
[2] Pour une présentation de cette approche, voir par exemple Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste: vers une politique démocratique radicale [2001], traduit de l’anglais par Julien Abriel, Paris, Les Solitaires intempestifs/Fayard, 2009.