Fragments pour la disparition des enfants
Sébastien Charbonnier
Un siècle d'enfants qui veut tirer sur un siècle d'adultes, la grande difficulté, c'est de se mettre en position de tir. Mais le terrible vient après: le tir commencé, plus un jeune qui ne passe «adulte».
Henri Michaux, Face aux verrous
Je veux rassurer d’emblée: ce texte n’est pas un programme génocidaire, c’est un décillement politique. Son but ne vise pas des êtres—qui seraient des enfants—, il appelle à une révolution des regards.
Qui voit des enfants? C’est-à-dire: qui voit des êtres privés de voix (in-fans)? Est-ce celui qui erre parmi les muets ou bien celui qui n’entend rien—à rien?
L’enfance n’est qu'un mot. Mais que faire des mots si ces derniers désignent une réalité intangible: à la fois impalpable mais prétendument immuable?
L'enfance n’est pas quelque chose comme une réalité posée devant nous, là, c'est une construction. Dire ceci n'est aucunement péjoratif: les constructions sont bien réelles, mais elles peuvent être autrement, à la différence de ce qui est «naturel».
Exercice d’auto-description: si je devais accomplir tel geste, comment le ferais-je si je savais que les autres me perçoivent comme un·e enfant? Est-ce que cela changerait mes intentions? Et si oui, dans quel sens: vers l’autocensure, vers l’humilité, vers la douceur, vers la peur, vers l’insouciance? «Quel·le enfant serais-je?» répond peut-être à la question «quel·le adulte suis-je devenu?»
L’enfance est une imagination: elle est une manière de percevoir un passage de l’existence, manière bien pratique qui justifie souvent des comportements étranges de la part de celles et ceux qui ne se sentent «plus» enfants.
Ce «plus» ne dit rien d’un être, il émane du regard des autres. De même qu’Hannah Arendt s’est découverte juive par les moqueries de ses camarades de classe, de même on apprend qu’on est enfant, puis on apprend plus tard qu’on ne l’est plus: nos dispositions—à être comme ceci ou cela—proviennent de ces jeux de positions. (Définition d’un rapport de pouvoir).
Passer du côté obscur du pouvoir suppose un oubli de soi—de ce qu’on a été. C’est particulièrement frappant avec la domination d’âge: pourquoi en arrivé-je à reproduire sur d’autres ce que toute ma sensibilité d’enfant vivait comme insupportable? Puis-je conserver intactes mes fêlures d’enfance, non par masochisme de la mémoire, mais pour que ces sentiments d’injustice me servent aujourd’hui à ne pas la commettre?
«Elle ferait mieux de retourner à l’école». Greta Thunberg, lorsqu’elle exerce sa voix différente (16 ans au moment des faits), subit des attaques sur son âge avec un sentiment d’impunité qui n’existe plus, aujourd’hui, pour le sexisme ou le racisme. Par exemple, on dit «ce n’est qu’une enfant» pour rendre raison de son engagement radical pour le climat. Or, discréditer un individu en le réduisant à une catégorie (tacitement jugée comme péjorative), c’est user d’une évidence qui ne se comprend qu’entre dominants.
L’enfant ce n’est pas un état ou un moment de l’existence, c’est un processus de stigmatisation: il n’y a pas d’enfant, il n’y a que de l’infantilisation. Ne confondons pas «prendre soin» d’un être humain et l’«infantiliser». Nous sommes tou·te·s vulnérables, sans exception, méfions-nous donc des personnes qui cherchent à faire de la vulnérabilité un prétexte pour priver de droits.
Sonder mes propres forces: qui ai-je tendance à infantiliser? Sont-ce les faibles ou bien, tout au contraire, celles et ceux dont l’insouciance m’est insupportable parce qu’elle me renvoie à mes propres concessions? Être adulte serait alors le résultat de toutes ces concessions; or, qu’est-ce qui est pire que d’être achevé·e?
On n’est pas enfant, on est l’enfant d’un·e autre, c’est-à-dire pris dans le regard d’un·e autre. Mais existe-t-il d’autres portes de sortie que de devenir soi-même preneur·euse—tenté·e d’infantiliser, à son tour, pour l’avoir été jadis?
Je pastiche Simone de Beauvoir: on ne naît pas enfant, on le devient.
Ce n’est pas sans raison que les plus grands philosophes ont accordé une importance certaine au problème de l’éducation: trouvez la solution politique dès la source, le reste coulera tout seul. Mais beaucoup se sont comportés en «philosophe roi», l’Adulte par excellence—et même la typographie s’en est mêlée, avec cette manie de mettre des MAJuscules aux concepts.
La figure politique de celui qui infantilise est si semblable à celle du despote «éclairé»—cette figure pleine d’arrogance qui croit avoir le droit de diriger les autres parce que ces derniers seraient inaptes à le faire par eux-mêmes. Drame de parler «à la place de»! On a fait beaucoup de vilaines choses en démarrant un raisonnement comme ça: «c’est pour leur bien».
Enfants de tous les pays, unissez-vous: «Celles et ceux qui agissent pour nous, mais sans nous, agissent contre nous».
La question originelle de la démocratie est: aimé-je assez quelqu’un pour le·la considérer comme mon égal·e? Cela signifie: ai-je la force de percevoir l’autre comme suffisamment intéressant·e pour désirer l’entendre?
Petit exercice de pensée élargie: imaginez, lorsque vous vous adressez à un·e enfant, qu’il s’agit d’un homme blanc, riche, diplômé, dans la fleur de l’âge du pouvoir (disons d’une cinquantaine d’années) et demandez-vous si vous lui parleriez de la même façon. Est-ce que les mots seraient les mêmes? Est-ce que vous emploieriez le même ton ou les mêmes gestes? Et si non, pourquoi donc?
Est infantilisé·e celui ou celle qui ne rencontre pas des êtres assez puissants pour désirer écouter et vouloir apprendre. Mais comment devenir acteur·rice d’une condition faite par l’autre?
Quand tu parles à un·e enfant, observe-toi comme un·e anthropologue pourrait le faire: compte le nombre d’ordres que tu lui donnes, et le nombre de compliments ou de reproches que tu lui fais. Compare cela avec le nombre de phrases descriptives que tu as énoncées pendant le même laps de temps de cette petite expérience d’auto-observation. Dit autrement, quelle part, dans les échanges que tu as avec un·e enfant, n’est ni de l’impératif ni du normatif? Parler sans exiger ni juger, c’est une révolution politique. C’est, tout simplement, ne plus considérer quiconque comme un·e enfant.
Sébastien Charbonnier (2020)
Invitation réalisée à l'occasion du cycle Esthétiques de l'usage, usages de l'esthétique, second mouvement: mutations