Nouvelle introduction: La théorie de la fiction-bol réparatrice
Émilie Notéris
Nouvelle introduction:
La théorie de la fiction-bol réparatrice[1]
Je donne depuis un an et demi un atelier d’écriture mensuel intitulé How To SupPRESS University Writing (Comment supprimer l’écriture universitaire), dont l’intitulé rend hommage à l’écrivaine de science-fiction Joanna Russ et à son ouvrage How To Suppress Women’s Writing (Comment supprimer l’écriture des femmes). Je joue dans cet atelier le rôle d’allume-feu, je présente aux participant·e·s de petits morceaux de fiction—principalement écrits par des femmes ou des hommes gays, à l’exception de Kafka dont je considère l’écriture comme queer. Sur ces petits morceaux de fiction et autres boulettes de papier, chacun·e vient déposer les embranchements de ses références théoriques et littéraires, et, ensemble, nous démarrons des feux, à partir de quelques frottements d’un texte sur un autre. Des feux pour nous réchauffer et pour éclairer notre monde. Pour faire flamber l’écriture universitaire telle qu’elle est enseignée dans le contexte de la raréfaction des textes libres et de leur libre oxygénation. Dans Trois Guinées (1938), Virginia Woolf préconise: «Prenez cette guinée et grâce à elle, brûlez l’école jusque dans ses fondations. Mettez le feu aux vieilles hypocrisies. Laissez la lumière du bâtiment en feu effrayer les rossignols et empourprer les saules. Laissez les filles des hommes éduqués danser autour du feu et jeter des brassées de feuilles mortes sur les flammes. Que leurs mères se penchent aux fenêtres et crient: ‹Laissez-le flamber! Laissez-le flamber! Nous en avons fini de cette “éducation”!›»[2]. Ce cri peut toujours se faire entendre aujourd’hui.
Fin 2019, l’une des participantes à l’atelier, l’artiste Jagna Ciuchta, m’a demandé si je connaissais une traduction de «La théorie de la Fiction-Panier» d’Ursula K. Le Guin, dont elle avait besoin pour sa thèse. Je lui ai retrouvé rapidement le lien vers une traduction en français et disponible sur le net[3]. Et j’en ai profité pour la relire. Le lien entre ce texte et le projet de la fiction réparatrice m’a alors sauté aux yeux pour ne plus me lâcher. Je vais y revenir. J’ai laissé passer le temps des fêtes de Noël et du basculement vers l’année 2020 avant de me mettre à écrire cette nouvelle introduction à mon livre[4], qui m’a été souvent demandée. «Tu devrais écrire un texte plus général qui précise le concept et la pratique, un texte que tout le monde pourrait lire facilement.» Si cette demande a régulièrement provoqué chez moi un agacement profond, je m’y essaie quand même, d’une part parce qu’y répondre me permet de faire le point, et d’autre part parce que je peux à présent, un peu de temps ayant passé, préciser davantage ma pensée, et bénéficier d’une vue dite d’ensemble.
Pour comprendre la fiction réparatrice, il faut d’abord dessiner un bol, un bol qui a été brisé, puis réparé selon la technique philosophique japonaise du kintsugi. Le kintsugi est l’art de réparer les porcelaines brisées en faisant se rejoindre les fragments épars, assemblés à l’aide d’une pâte d’or. La cicatrice dorée laissée par la réparation opère comme une transcendance de l’accident. La réparation ne vient pas nier la fracture, elle la sublime et la maintient visible aux yeux de tou·te·s. Ce n’est pas une négation de l’histoire, ni un retour à un état initial idéalisé par la cassure. Le kintsugi mobilise des affects positifs, le bol brisé ne part pas au recyclage des ordures ménagères, il réintègre sa place dans la cuisine. L’acte de casser de la vaisselle devient alors bien moins problématique, et d’autant plus ludique qu’une autre perspective moins définitive et paranoïaque s’offre à nous. Celle de la transformation.
Plutôt que de s’acharner à découvrir les raisons de la cassure, ou de mettre en lumière les séparations, il faut se concentrer avant tout sur les réparations. Activer un principe réparateur plutôt que paranoïaque, y compris là où aucune réparation ne semble possible. Dans un entretien avec l’économiste Felwine Sarr, publié le 29 janvier 2019 dans Les Inrockuptibles, l’historien Patrick Boucheron cite en exemple, pour la seconde fois[5], La Fiction réparatrice: «Retisser n’est pas cacher la couture, c’est embellir l’entaille. Dans le livre La Fiction réparatrice d’Émilie Notéris il est question de l’art japonais du kintsugi, lequel consiste à réparer les porcelaines brisées en leur appliquant des joints en or. La réparation est un enrichissement, du fait même qu’elle rend visible l’histoire de ses accidents. Ce qui est essentiel avec cette poétique (qui est aussi une politique) de mise au présent, c’est qu’elle laisse chacun tisser et retisser, tout en exposant les brisures, c’est-à-dire les cicatrices. Mais attention, on ne colmate rien! Ce n’est pas une histoire ‹lisse› que l’on donne à voir, plutôt la chronique de nos fissures.» Avec ces mots Patrick Boucheron synthétise et reformule mes propos plus aisément que je n’aurais su le faire au moment de la sortie du livre. Cette «chronique de nos fissures» et ce dualisme poétique/politique font bien partie de l’expérience, ainsi qu’il le précise avec une grande clarté. C’est un des défis qui se présentaient à moi après l’écriture du livre et l’activation de ce principe de fiction réparatrice: savoir s’il pouvait s’avérer opérant au-delà même du champ d’expérimentation proposé dans ses pages.
En juin 2017, pour la sortie de l’ouvrage à Paris, la librairie Petite Égypte, avait accueilli une rencontre avec l’autrice Alice Rivières, personnage de fiction documentaire inventé par Émilie Hermant, psychologue clinicienne, qui dirige avec Valérie Pihet le collectif Dingdingdong (Institut de coproduction de savoir sur la maladie de Huntington). Alice avait fait sa première apparition en 2009 dans le roman Réveiller l’aurore, qui raconte comment elle apprend qu’elle est porteuse du gène d’une maladie incurable, la maladie de Huntington. En 2017, Émilie venait de publier avec Valérie Pihet Le Chemin des possibles: La maladie de Huntington entre les mains de ses usagers. Cette rencontre a été cruciale: il s’agissait de discuter de l’effectivité d’une fiction réparatrice avec une jeune femme atteinte de la maladie de Huntington et qui avait décidé de passer par le pouvoir de la fiction «pour approcher la maladie comme une mutation dont la finalité est totalement inconnue, et donc intéressante»[6], en rejetant «les effets paranoïaques»[7] du diagnostic, de l’énonciation de la catastrophe pour seul horizon. Il ne s’agissait pas d’un simple événement programmé dans le parcours promotionnel d’un livre, mais d’une vraie belle rencontre humaine. Émilie active la fiction pour transcender la maladie, avais-je écrit. Mais Émilie me reprend ici avec ses mots à elle: «… je ne transcende pas, que ce soit par la fiction et par les autres prises qui sont les miennes, la maladie. La fiction et la littérature me permettent d’aborder Huntington avec plus de justesse, de finesse, d’audace, d’ampleur, d’imagination, que les disciplines qui s’employaient, avant qu’on s’en mêle, à fabriquer du savoir sur cette maladie. La différence est importante: non pas transcender mais, au contraire, plonger bien profond dedans, avec un équipement (littéraire entre autres) capable de naviguer dans l’obscur comme dans le lumineux avec une liberté que je n’ai pas trouvée ailleurs. Mais je ne me sens pas à l’écart du réel pour autant! J’appréhende le réel autrement. Je me le coltine tout le temps le long de nos enquêtes dingdingdonguiennes et je le touille sans relâche, ce qui suscite en retour bien des choses nourrissantes pour mon devenir et celui de mes copains. Le réel ainsi dingdingdonguisé est un formidable panier!»[8]. Elle donne du pouvoir aux récits des personnes qui deviennent les usagèr·e·s, les habitant·e·s de Huntingtonland. Si elle n’emploie pas le terme de «réparation», son travail vise à remettre en question un ensemble de binarismes interprétatifs comme monde réel et monde imaginaire, science et fiction.
Cette réparation dépasse ici largement le cadre du bol que nous avons dessiné au préalable, pensez-vous, et vous aurez simultanément tort et raison. Il me faut néanmoins y faire retour. Je ne m’étais jusqu’alors intéressée qu’à l’aspect théorique du bol, à sa surface, à sa signification. Pas à sa qualité de contenant. À ce que l’on pourrait bien venir y déposer et à la manière de s’en servir. Dans «La théorie de la Fiction-Panier», écrit en 1987, Ursula K. Le Guin revient sur un ouvrage de l’anthropologue féministe Elizabeth Fisher, Women’s Creation: Sexual Evolution and the Shaping of Society, publié en 1980[9] et dont la seconde partie du deuxième chapitre s’intitule «La Théorie-Panier de l’évolution». Fisher y affirme : «Le premier équipement culturel a probablement été un récipient.» Cette version de l’histoire privilégie clairement les cueilleuses sur les chasseurs: le premier outil n’était pas une arme. Tout outil n’a pas forcément le tranchant du silex mais plus volontiers la flexibilité du lien. Le Guin l’exprime ainsi: «À quoi bon arracher beaucoup de pommes de terre si vous n’avez rien pour trimballer jusqu’à la maison celles que vous ne pouvez pas manger sur place.» L’histoire et la préhistoire telles qu’elles nous ont été racontées, ou telles qu’elles ont été librement interprétées par les hommes pour les hommes et les femmes, ont invisibilisé une autre histoire faite de soins et de récolte. Le Guin écrit ainsi, plutôt qu’un texte d’autrice version tour d’ivoire, une transmission du livre de Fisher jusque dans la reprise de son analyse de 2001, l’Odysée de l’espace de Kubrick et son lancer d’os masculiniste. Si le texte de Le Guin circule relativement bien aujourd’hui, le livre de Fisher semble quant à lui être passé à la trappe. C’est aussi cette généalogie qu’il faut réinvestir.
Dans son chapitre «La Théorie-Panier de l’évolution», Fisher cite un article de Sally Slocum «Woman the Gatherer: Male Bias in Anthropology» (1971), qu’elle pose comme déclencheur de l’écriture de son livre: «Si l’on tient compte de l’origine culturelle et ethnique de la majorité des anthropologues, il n’est pas étonnant que la discipline ait adopté un point de vue biaisé. […] Un parti pris masculin infléchit fortement les questions soulevées autant que les interprétations proposées.» [Notre traduction][10] Slocum suggère que les deux inventions culturelles majeures, plutôt que les armes de chasse, furent les contenants pour récolter la nourriture et les porte-bébés pour libérer les femmes dans leurs gestes de récolte de nourriture. Fisher s’intéresse quant à elle, après un chapitre consacré au panier et au porte-bébé, à la poterie et aux outils liés à la pratique culinaire, en passant par l’apprivoisement du feu: «Les femmes auraient donc été les principales inventrices et usagères de tout un ensemble d’outils et de techniques autour desquels s'organisaient la subsistance et les activités de groupe, conduisant à la création de la culture et, enfin, de la civilisation.» [Notre traduction][11]
Si les femmes rassemblent ou cueillent au lieu de conquérir par la violence, il en va de même dans la recherche et l’écriture. Pour Slocum, l’emploi du terme «Homme» de manière générique a contribué à rendre ambiguës les distinctions entre l’Homme et les hommes. Elle explique que les femmes anthropologues ont appris à penser comme les hommes, appelant ainsi à une ouverture de la discipline et à une philosophie de l’anthropologie. Sally Slocum a influencé Elizabeth Fisher qui a, à son tour, inspiré Ursula K. Le Guin. Et pour Le Guin, si le roman est un outil, il est donc un panier ou un sac plutôt qu’une arme, et les épopées faites de conquêtes et de violences sont à remplacer par d’autres histoires mêlant soin, partage et collecte. Il ne s’agit pas d’histoires naïves mais d’autres histoires, racontées depuis d’autres points de vue, davantage réparateurs. Avec le sac, plus besoin de héros: «C’est clair que le Héros n’a pas l’air très bien dans ce sac, en définitive. Il a besoin d’une scène, d’un piédestal ou d’un pinacle. Mettez-le dans un panier, et il a l’air d’un lapin, d’une patate.» Il est donc préférable, en avançant avec le roman-panier, de se débarrasser des héros et de ne plus garder que des gens.
La fiction réparatrice en a donc ras le bol des binarismes et des séparations arbitraires, nature/culture par exemple, corps/esprit ou théorie/fiction, qu’elle entend réparer en interrogeant les productions culturelles à haut rendement de son époque (films et séries). Une manière de prendre la température de l’imaginaire en le mettant en parallèle avec les avancées de la recherche dans une multiplicité de champs théoriques (philosophie, histoire, anthropologie, littérature…). Pour raconter une histoire, ou plutôt une multiplicité d’histoires non binaires, plus troubles, plus queer et moins immédiatement satisfaisantes dans le champ de la pensée dominante académique française.
Émilie Notéris (2020)
Invitation réalisée à l'occasion du cycle Esthétiques de l’usage, usages de l’esthétique, premier mouvement: l’artifice
Notes
[1] Nouvelle introduction à l’ouvrage La Fiction réparatrice, à l’occasion de sa réédition aux Éditions UV, avril 2020. Publication originale: CAC Brétigny, 2020.
[2] Virginia Woolf, Trois Guinées, Blackjack éditions, traduction de Léa Gauthier, Paris/Bruxelles, 2012.
[3] https://www.terrestres.org/2018/10/14/la-theorie-de-la-fiction-panier/
[4] La Fiction réparatrice, Éditions Supernova, Paris, 2017. Réédition, avril 2020, Éditions UV.
[5] Voir conférence de Patrick Boucheron, le samedi 14 octobre 2017, au Musée national de l’histoire de l’immigration, à l’occasion de la refonte de l’exposition permanente.
[6] Échanges de mails avec Émilie Hermant pendant l’écriture de ce texte, février 2020. Je reprends ici ses mots.
[7] Ibidem.
[8] Ibidem.
[9] Joanna Russ a publié une critique élogieuse du livre de Fisher, l’année de sa sortie, dans Frontiers: A Journal of Women Studies (vol. 5, no 3, automne 1980, p. 78-79). À la fin de l’article elle établit un parallèle avec de nombreux livres qu’elle tient en haute estime dont The Transexual Empire, ouvrage transphobe de Janice Raymond publié en 1979 qui ouvre sur une lecture plus problématique de son livre phare The Female Man. Si un usage féministe et queer des textes de Russ est toujours possible, il faut néanmoins garder cela à l’esprit ce qui ne saurait rester un détail. (J’ai découvert cela en lisant l’article de Frontiers pour les besoins de cette nouvelle introduction.)
[10] “Given the cultural and ethnic background of the majority of anthropologist, it is not surprising that the discipline has been biased. […] There is a strong male bias in the questions asked, and the interpretations given.”, Sally Slocum, citée par Elizabeth Fisher, Women’s Creation: Sexual Evolution and the Shaping of Society, Anchor Press, 1979.
[11] “Women, then, would have been the primary inventors and users of a whole complex of devices and techniques around which groups activities and subsistence were organized, leading to the creation of culture and, eventually, civilization.”, Elizabeth Fisher, ibidem.