Poupées sexuelles, petites amies virtuelles, l’ethnographie fictive d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita
Nicolas-Xavier Ferrand
Depuis plusieurs années, le duo formé par Kaori Kinoshita et Alain Della Negra interroge les limites du documentaire, et son rapport à la fiction[1]. Si leur méthode est chaque fois amendée en fonction de leur recherche du moment, la toile de fond demeure: le duo prend connaissance d’une pratique, d’une communauté, d’une croyance qui place les êtres qui s’y rapportent dans un certain état de marginalité, voire d’illégalité. Millénaristes, raëliens, hippies nouvelle génération ou autres joueurs invétérés de Sims ou Second Life allant jusqu’à construire leur existence au travers du jeu lui-même, chacune des communautés dépeintes dans les films sont l'objet d’une longue enquête, le duo partageant souvent plusieurs mois de sa propre existence avec elles. Le dispositif de monstration varie, mais conserve toujours ce savant mélange de documentaire et de fiction, tension maintenue soit en préproduction (le film peut alterner scènes de fiction tournées avec des acteurs et extraits documentaires réalisés par les artistes, on pense ici à Bonheur Académie (2017)), soit en postproduction, le montage ne nous permettant de comprendre le sujet qu’assez tardivement dans le déroulement du film. En général, le spectateur passe un bon tiers de l’exercice simplement confronté à des interrogations existentielles, avant de comprendre que les problèmes exposés, qui correspondent à la typologie classique du mal-être contemporain (solitude, anxiété, impression d’inutilité, d’inadéquation au monde), ont trouvé leur remède au sein de pratiques réprouvées par la société. Le spectateur, généralement gagné dans un premier temps par la sympathie, voire même la compassion, se trouve rapidement plongé dans un paradoxe: il souhaite le meilleur au personnage filmé, mais ne peut décemment tolérer la solution trouvée.
Les deux derniers projets de Kaori Kinoshita et Alain Della Negra, Tsuma Musume Haha (2019) et petit ami parfait (2020) ne font pas exception. Depuis quelques années, la situation particulière des rapports homme-femme au Japon fait l’objet de toute leur attention. Le célibat involontaire, la virginité passé trente ans et l’impossibilité chronique de se rencontrer augmentent de façon significative depuis plusieurs décennies. Face à cette situation, les hommes du Japon essaient par des moyens détournés de rétablir un contact avec le féminin. Ainsi de nombreux Japonais ont fait le choix de compagnes de substitution, qu’il s’agisse de poupées sexuelles plus ou moins réalistes ou de programmes informatiques. D’autres, parfois les mêmes, développent des penchants fétichistes qui se déploient dans un immense marché spécifique de la vidéo. Ces deux phénomènes alimentent les deux derniers films des artistes. Leur prospection, étalée maintenant dans le temps, les a notamment vus acquérir une étonnante collection de DVD à tendance fétichiste, encore que le terme ne semble pas nécessairement être le bon. L’un d’eux propose des scènes de mains de femmes effectuant des actions simples: utiliser une calculatrice; émietter des cendres de cigarette; effectuer un agencement ordonné de chips, le tout dans une mise en scène minimale qui rappelle la présentation du télé-achat. Un autre montre des jeunes femmes amenées à courir en tous sens dans des zones urbaines dépeuplées, avant, essoufflées, de placer un capteur sur leur poitrine, permettant d’écouter leur battement cardiaque accéléré. Un troisième propose une collection de petits films montrant des jeunes femmes chez le coiffeur. Un quatrième met en scène une jeune femme coincée dans un taxi par la pluie abondante, probablement filmée à son insu par le chauffeur. Aucune interaction, simplement un regard lointain. Un cinquième zoome sur des pieds de passantes en sandales filmés à la dérobée. Un sixième, plus ambitieux visuellement et plus ostensiblement scénarisé: Giantess, où des femmes géantes (cependant vêtues tout à fait normalement) ravagent des villes en carton-pâte habitées par des hommes lilliputiens, singeant en cela les meilleurs moments de sentai comme Bioman. Ces différentes trouvailles se verront insérées dans le montage des films de Kinoshita et Della Negra, au même titre que leurs propres séquences, qui les ont par exemple amenés à suivre des joueurs de LovePlus, un simulateur de petite amie sur Nintendo DS permettant au joueur d’établir une relation sur le long terme avec un personnage virtuel féminin. Le succès de LovePlus fut tel que des stations balnéaires proposèrent même des «voyages de couple» afin d’attirer les joueurs. Une autre enquête les a amenés à suivre des propriétaires de poupées sexuelles dans leur quotidien. Les montages finaux, qui poussent le curseur un peu plus loin dans la fiction, suggèrent une situation dystopique où les femmes «réelles» auraient totalement disparu du Japon, et où les hommes se verraient obligés de trouver des solutions de remplacement, par des poupées, des jeux, et à l’occasion en se vêtant eux-mêmes comme des personnages féminins de manga.
Les films apparaissent comme une forme d’enquête ethnographique fictive du Japon prenant en compte un contexte véritable: les hommes ont de plus en plus de mal à approcher les femmes, ce qui implique un taux anormalement élevé de célibat et une natalité en chute libre. Si de nombreux facteurs sont en jeu, la compétition sociale, qui règle une partie de la compétition sexuelle, laisse sur le côté de nombreux jeunes hommes qui, n’ayant su obtenir une situation leur permettant de se marier (entrer dans la bonne université, puis entrer dans la bonne entreprise, pour représenter un «bon parti»), entament des relations avec des personnages de fiction[2]. L’éloignement entre les hommes et les femmes est visible dans les vidéos «fétichistes», comme le souligne notamment Kaori Kinoshita: les femmes y apparaissent comme des «oiseaux rares» dont les hommes n’arrivent à capter que des détails fugaces: mains, pieds, battements cardiaques… Du reste, l’imagerie des DVD, autant que leurs emballages et leurs titres, n’a rien d’érotique. Il s’agit littéralement d’une fascination pour des gestes du quotidien qui paraissent désormais appartenir à un royaume interdit. La connexion sentimentale effective avec un personnage de jeu ou une poupée s’apparente alors à un acte de re-socialisation, s’effectuant simplement hors des cadres de pensées traditionnels. Comme White et Galbraith le font remarquer, le Japon constitue à ce titre un territoire particulier d’enquête, les individus explorant depuis de nombreuses années la question de la technologie affective: là où «nos» robots et IA sont créés en vue d’effectuer des tâches précises, les «leurs» agissent comme des vecteurs d’émotion et d’affection: les robot-chiens AIBO furent finalement considérés comme des membres de la famille, et les bonzes durent leur offrir des cérémonies funéraires; les tentatives plus récentes comme Palro, Roborin ou Azuma sont spécifiquement conçues pour développer un lien affectif avec leur propriétaire[3]. Il n’y aurait donc pas spécifiquement un retrait social, mais plutôt une reconfiguration de cette socialisation, étendue aux non-humains. Cela ne veut pas pour autant dire que la violence du regard objectivant n’opère pas: les poupées servent bien de compagnes sexuelles sans volonté, les vidéos retranscrivent des épisodes voyeuristes, qui flirtent parfois avec la prospection «d’un chasseur avant un safari» pour reprendre les termes des deux artistes.
Cette tentative de socialisation est peut-être fonction de la condition particulière de l’objet au Japon. S’il est malaisé de livrer en quelques mots une lecture anthropologique du Japon contemporain, la longue culture animiste du shintoïsme y est probablement pour quelque chose, de même que l’analogisme du bouddhisme chinois[4]: ces deux formes de pensée ont, contrairement au naturalisme moderne occidental, une facilité à accorder aux non-humains, et par extension, aux objets, une intériorité. Le territoire, les pierres, les rivières, les montagnes pullulent d’esprits, de fantômes: pourquoi pas les cartouches de jeux vidéo et les poupées? Dans un récent numéro de Techniques & Culture, les auteurs faisaient remarquer une résurgence—ou une résistance—de la pratique vernaculaire de l’ex-voto, dans laquelle l’objet se voit devenir réceptacle d’un désir, et même d’une «agentivité»[5] au sens d’Alfred Gell. Via l’objet, la personne se connecte à quelque chose, à quelqu’un, mais cette connexion prend une forme matérielle. Elle n’est pas une pure croyance, mais une activation dans le monde. Cette forme particulière d’interaction se voit marquée par une horizontalité des usages: plutôt qu’exprimer une croyance verticale (le prieur à Dieu, tel que les monothéismes le suggèrent), les pratiques vernaculaires du type ex-voto, qui sont souvent des héritages du polythéisme ou du panthéisme, appellent à un acte collectif. Un DVD «fétichiste-animiste», conçu spécifiquement à destination d’une communauté d’amateurs qu’on soupçonne suffisamment large pour risquer une commercialisation, s’apparente à ce titre aux dépôts anonymes tels que des pièces fichées dans un arbre, des messages pendus à des branches d’arbre ou calés dans des recoins d’architecture. C’est une invitation à (re)faire communauté, alors qu’un sentiment de solitude persistant s’installe dans les mondes contemporains. C’est aussi la possibilité, assez curieuse, d’une forme de polyamour: «Indeed, the once suicidal and embittered Honda has done so himself, forming a long-term relationship with a “two-dimensional” character that he identifies as his “wife” (yome). Furthermore, he points out that this need not be private or exclusive, as multiple iterations of a character exist and a multitude is in love with her, which brings them together in shared affection.»[6]
Cette transformation d’un objet curieux en volonté socialisante est l’objet même de l’enquête menée par Kaori Kinoshita et Alain Della Negra au sein de leurs nombreux films. Les joueurs des Sims ou de Second Life, les millénaristes, les raëliens, les nouveaux hippies, les animistes new age sont autant de laissés-pour-compte de la société moderne qui ont rétabli un lien avec le monde par des biais détournés, lien dont la teneur péjorative s’explique en partie au regard de nos propres conventions de normalité[7]. La lente découverte de leur souffrance, et la surprise devant les moyens employés pour y remédier, créent un trouble chez le spectateur, qui tout d’abord reconnaît son propre sentiment d’inadéquation au monde, avant d’être placé face au vertige de reconnaître également la similarité des besoins et des méthodes de communautés marginales ou illégales: toutes et tous cherchent quelqu’un pour parler, partager des activités, s’aimer, s’entraider, etc. Leurs solutions, envisagées de prime abord comme des déviances, n’apparaissent alors que comme des routes parallèles aux solutions communément admises: sport, sophrologie, sexe récréatif, anxiolytiques, stages de théâtre, team-building, jardins partagés, tiers-lieux, etc.
Les deux derniers films d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita s’inscrivent dans une recherche plus large d’amplification du domaine du vivant, et au-delà, de la réalité. Dans un moment assez touchant du film Tsuma Musume Haha, le propriétaire d’une poupée, qui nous apparaissait jusque-là comme un homme assez répugnant, confesse ressentir de véritables sentiments pour sa compagne, affection indifférenciée de celle ressentie à l’égard d’humains de chair et de sang. Il ajoute que sa perception du vivant s’est étendue à l’ensemble des non-humains, et que même les moustiques, qu’il tuait auparavant sans état d’âme, sont désormais envisagés avec une certaine tendresse. De façon assez perturbante, la perte de connexion avec une partie de l’humanité lui aurait ouvert une acceptation plus large de l’existence. Aussi, ces dernières enquêtes, ainsi que les précédentes, permettent une redéfinition de la réalité. Celle-ci est fréquemment présentée comme l’opposée du virtuel et de la fiction. Ici, les protagonistes engagent de véritables relations affectives avec des êtres de fiction, là où les films précédents montraient des relations nées entre humains sur le terrain de la fiction (Second Life, Les Sims, etc.): «The articulation of this process might be best captured by Philip Rosedale, creator of the social simulation Second Life, who proposes in the documentary Life 2.0 (2010) that “things are real because they’re there with us and we believe in them. If they are simulated on a digital computer versus simulated by atoms and molecules, it doesn’t make any difference to us.» [8] Ces relations amènent à des actes concrets: mariage, voyage de couple, cérémonie funéraire[9]. Cette réinterprétation du fictif est au cœur même de la démarche du duo: développant une forme presque parodique de l’ethnofiction de Jean Rouch, Kinoshita et Della Negra dévoilent le caractère fallacieux de la notion de documentaire comme expression adhérente du réel, en comparaison à une œuvre de pure fiction. En amalgamant leurs images et celles des autres, les parties «documentaires» et les parties «mises en scène», en jouant sur le caractère de dévoilement propre au montage, les deux artistes sèment un trouble salvateur dans nos approches conventionnelles et conventionnées du réel.
Le travail d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita est singulier à plus d’un titre. Cette démarche bicéphale assume la double identité de ces auteurs: elle accouche d’une œuvre nous donnant de multiples perspectives simultanées et contradictoires sur la difficile condition humaine. Leur approche est sans a priori, seulement animée par la quête de l’humanité dans ses recoins les plus clivants. Les images sont parfois difficiles, et les réponses ne sont jamais simples. Les auteurs ne cachent rien de l’insupportable réification de la femme qui est à l’œuvre, de même qu’ils n’écartent rien de la détresse profonde dans laquelle se trouvent beaucoup de ces hommes, certains réduits à manger leur bento devant des DVD de simulation de petite amie déjeunant à leur côté et leur faisant la conversation. Leurs fictions ethnographiques ne font qu’anticiper une situation de tension sociale d’hyperconsommation des individus, où les relations d’affection avec les objets semblent être une alternative crédible. Ici, l’objet devient finalement le lieu d’incarnation d’une relation à autrui, qui aboutit à une forme de stigmergie: la trace de l’un encourage la trace de l’autre. Les films se présentent comme des anticipations dystopiques: les femmes n’ont pas encore véritablement disparu au Japon, mais les hommes ont pourtant déjà bel et bien commencé à les remplacer. L’animisme ancien est venu pallier de façon bancale les destructions sociales créées par le capitalisme. Et pourtant, la solution est là: embrasser de façon plus inclusive le vivant, chercher encore et toujours des interlocuteurs, les traiter à la façon d’un autre soi-même comme Aristote parlait de l’amitié: c’est probablement à ce prix que la catastrophe anticipée par les films sera évitée. Autrement dit, quand les femmes cesseront d’être envisagées comme des objets, quand les non-humains, objets compris, verront leur capacité affective enfin reconnue.
Nicolas-Xavier Ferrand (2019)
Invitation réalisée à l'occasion de l'exposition Futomomo (co. Franck Balland)
Notes
[1] Nous avons déjà abordé cette question plus précisément ailleurs. Les lecteurs intéressés peuvent se tourner vers cet article: «Alain Della Negra et Kaori Kinoshita, le Vrai du Faux», [in] Horsd’oeuvre, no 38, «Art/Flux/Documentaire, Voir et Montrer», Dijon, Interface, 2017, p. 8. Version en ligne ici.
[2] Cette question est notamment abordée par Tōru Honda, cf. Daniel White, Patrick W. Galbraith. «Japan’s Emerging Emotional Tech.» Anthropology News website, January 25, 2019. DOI: 10.1111/AN.1070
[3] Daniel White, Patrick W. Galbraith, ibid.
[4] Pour plus de précisions sur les notions d’animisme et d’analogisme, nous renvoyons aux travaux de Philippe Descola, et plus particulièrement Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[5] Pierre-Olivier Dittmar, Pierre Antoine Fabre, Thomas Golsenne, Caroline Perrée «Un matérialisme affectif», Techniques & Culture, no 70, «Matérialiser les désirs. Techniques votives», Paris, EHESS, 2018, p. 13-41.
[6] Daniel White, Patrick W. Galbraith.«Japan’s Emerging Emotional Tech.», op.cit.
[7] À l’exception du mouvement raëlien, dont plusieurs membres ont été condamnés pour des faits de pédophilie, alors que la secte engage à une liberté sexuelle quasiment totale.
[8] Daniel White, Patrick W. Galbraith, op. cit.
[9] Dans le numéro déjà cité de Techniques & Culture, l’anthropologue Agnès Giard nous indique d’ailleurs qu’il est commun au Japon d’organiser une cérémonie funéraire d’un défunt ou d’une défunte partis avant d’avoir pu se marier avec un ou une partenaire fictive, afin que ce dernier ou cette dernière ne revienne pas hanter sa famille.