L'honnêteté envers le réel
Marina Garcés
Avec ma main brûlée, j’ai le droit maintenant d’écrire des phrases sur la nature du feu.
Flaubert[1]
L’art semble être aujourd’hui le fer de lance d’une repolitisation de la création contemporaine. Ses thèmes tournés vers le réel, ses processus chaque fois plus collectifs et ses lieux ouverts sur l’espace public, semblent en témoigner. Cependant, ces transformations ne sont pas nécessairement la garantie des retrouvailles de la création et du politique. Nous voyons aujourd’hui combien se reproduisent facilement de nouvelles formes de banalisation et de nouveaux espaces pour la consommation et la reconnaissance individuelle. Que l’art aborde des thèmes politiques ne veut pas forcément dire que l’art traite [2] honnêtement le réel. L’honnêteté envers le réel est la vertu qui définit la force matérielle d’un art concerné par les problèmes d’un temps et d’un monde partagés. Comme nous le verrons, l’honnêteté envers le réel ne se définit ni en fonction de ses thématiques, ni de ses processus, ni de ses lieux, mais en fonction de la force de son concernement et de ses aspirations: une aspiration à la vérité, une aspiration au nous, et une aspiration au monde.
Manières de traiter
Aussi bien dans l’art qu’au dehors, les interrogations de l’Occident moderne quant à la vérité ont grosso modo été de deux ordres: comment la penser et comment la transformer, autrement dit, la question de la représentation et celle de l’intervention. La repolitisation de la création contemporaine se joue également dans le cadre de ces deux questions. D’où le fait que le documentaire ait replacé le réel au centre de la représentation et que l’activisme dicte le rythme des pratiques créatives.
La perspective de l’honnêteté introduit une nouvelle question: comment traitons-nous la réalité et que faisons-nous avec elle? Il existe des modes de représentation, des modes d’intervention et des modes de fréquentation. Traiter ne consiste pas seulement en l’action d’un sujet sur un objet, quantifiable à partir d’une cause et de ses effets. Traiter consiste en une manière d’être, de percevoir, de soutenir, de tenir entre ses mains, de se situer… Traiter ne se décide pas dans l’action, qui peut même ne pas avoir lieu. Traiter est à la foisun positionnement et un don qui change toutes les parties en jeu. Il existe une politique qui a à voir avec cette troisième dimension de notre relation au réel. Cette politique a ses propres valeurs et ses propres horizons, dont nous allons tenter de parler dans les pages qui suivent.
L’ «honnêteté envers le réel» est la perspective selon laquelle la théologie de la libération inscrit son regard dans un monde de souffrance et de lutte [3], où les victimes apparaissent comme la clé de lecture et l’indice de vérité d’une réalité qui fonde son pouvoir de domination sur sa capacité à être oublié et inexistant. Traiter honnêtement le réel reviendrait ainsi à conjurer cet oubli afin de combattre le pouvoir. Ce qui n’implique pas de parler des victimes, de faire d’elles un thème, mais plutôt de traiter le réel de sorte qu’il incorpore leur position et leur clameur. Il ne s’agit pas d’ajouter la vision des victimes à l’image du monde, mais de changer à la racine notre manière de regarder ce dernier et de le comprendre. Seul ce changement peut assurément nous mener à combattre les formes de pouvoir responsables de tant de souffrance.
À partir de là, l’honnêteté n’est pas la vertu d’un code moral qu’un sujet étranger au monde peut s’appliquer à lui-même sans répondre de ce qui l’entoure. À partir de là, il n’y a pas d’ «honnête homme» capable de cohabiter, par-delà son honnêteté, avec l’hypocrisie et la barbarie de son milieu. L’honnêteté est à la fois une affection et une force qui traverse le corps et la conscience pour les inscrire, au prisme d’une position donnée, dans la réalité. C’est pour cela que, d’une certaine manière, l’honnêteté est toujours violente, de même qu’elle exerce toujours une violence. Cette violence circule à double sens: envers soi-même et envers le réel. Envers soi-même car elle implique de se laisser affecter, et envers le réel parce qu’elle implique d’entrer en scène.
Se laisser affecter n’a rien à voir avec l’intérêt, et peut même aller contre son propre intérêt. Il n’y a rien de plus pénible que d’écouter un artiste ou un universitaire présenter ses «thèmes», toujours précédés d’un «ça m’intéresse», «Je m’intéresse…» aux banlieues par exemple. Comment les banlieues peuvent-elles intéresser quelqu’un? Soit ça vous concerne, soit ça ne vous concerne pas, soit ça vous affecte, soit ça ne vous affecte pas. Être affecté, c’est apprendre à écouter en embrassant et en se transformant, en cassant quelque chose de soi, et en se réparant à travers de nouvelles alliances. À cette fin, l’entièreté, l’humilité et la gratitude sont nécessaires. Apprendre à écouter, de cette façon-là, c’est embrasser la clameur de la réalité, dans son double sens et dans tous les sens: une clameur qui est souffrance et une clameur qui est richesse incalculable de voix, d’expressions, de défis, de formes de vies. L’une comme l’autre, la souffrance comme la richesse du monde, sont ce que le pouvoir ne peut supporter sans se briser, sans perdre son emprise sur le réel, fondée sur la division des forces, sur l’identification des formes, sur la privatisation des ressources et des mondes. C’est pourquoi le pouvoir contemporain est un pouvoir immunisant. Non seulement dans un sens sécuritaire mais également dans un sens anesthésique [4]. D’un côté, il protège nos vies (il nous laisse vivre), de l’autre il les réduit en les neutralisant et en les rendant étrangères aux autres et au monde. C’est ce que Tiqqun appelle le libéralisme existentiel: «vivre comme si nous n’étions pas au monde [5]». Ainsi, la première violence de l’honnêteté envers le réel est celle que nous devons exercer contre nous-mêmes afin de briser notre bulle d’immunité et de neutralisation. Ce qui suppose de cesser de faire du monde un champ d’intérêts lointains pour en faire un champ de bataille où nous serons, avec notre identité et nos certitudes, les premiers concernés.
C’est pourquoi traiter honnêtement la réalité signifie aussi entrer en scène. Un dessinateur disait récemment: «Je ne suis pas objectif, mais j’essaie d’être honnête. C’est pour ça que j’entre en scène… [6]» L’image est à prendre au premier degré, puisqu’il s’inclut lui-même dans les cases de ses bandes dessinées. Il ne dessine pas ce que ses yeux voient, mais des fragments du monde auquel il appartient. Pour autant, être honnête envers le réel, ce n’est pas rester fidèle à des principes. C’est s’exposer et s’impliquer. S’exposer et s’impliquer sont des manières de faire violence à une réalité constamment neutralisée par les instruments démocratiques de participation et de liberté de choix, dans tous les domaines de la vie de nos sociétés. C’est flagrant dans le champ de la politique. Participer, ce n’est pas être impliqué. C’est sur cette base qu’est fondé tout le système de la représentation politique. Mais la même chose arrive, de manière plus subtile et fallacieuse, dans la sphère culturelle, à commencer par le divertissement de masse jusqu’aux formes les plus élitistes, alternatives et minoritaires de la création artistique. Dans ces différents cas, on nous offre du temps et de l’espace pour voter et participer, ce qui élimine la possibilité d’être concerné, et on assigne à chacun un espace qui ne change rien au panorama général de la réalité. Aux électeurs, aux consommateurs, et même au public y compris interactif, la créativité (sociale, artistique, etc.) est ce qu’on nous montre, exhibe et vend, pas ce qu’on nous propose. Car ce qu’on nous propose est une carte faite d’options, pas de positions [7]. Une carte de possibles aux coordonnées déjà fixées. Traiter honnêtement le réel implique d’entrer en scène, non pour participer et choisir parmi ces possibles, mais pour prendre position et faire violence, avec d’autres, au bien-fondé de ces coordonnées.
Intervention, engagement, concernement
À partir de là, nous devons reconsidérer deux présupposés fondamentaux de la création moderne et contemporaine: l’engagement comme condition du créateur, et l’intervention comme horizon de son activité créatrice. Ces questions de l’engagement et de l’intervention sont historiquement liées à la figure de l’intellectuel-artiste en tant qu’entité séparée: séparée de par sa condition de classe et de par ses compétences, nettement différenciées de celles du reste de la population. À partir de là, l’engagement peut seulement être vécu à distance: comme la décision d’une volonté séparée qui intervient sur le monde. La question qui se pose alors est celle de savoir si l’engagement supprime ou renforce cette distance, si l’intellectuel engagé affirme ou renie, dans cet acte volontaire, son lien avec le monde.
À l’époque où la figure de l’intellectuel engagé a pris les proportions gigantesques et emblématiques que l’on sait, à travers le personnage de Sartre, Merleau-Ponty, son ami et compagnon de route jusqu’à un moment donné, écrivit: «L’engagement au sens de Sartre est la négation du lien entre nous et le monde qu’il a l’air d’affirmer. [8]» «On ne s’engage que pour se défaire du monde. [9]»Ce sont des mots forts, marqués par la douleur d’une amitié impossible et par la nécessité de prendre une position où se jouait le sort de destinées collectives importantes pour les mouvements révolutionnaires des années 1950 dans le monde. Ce que nous dit par là Merleau-Ponty, c’est que l’engagement est un acte qui accroît la distance entre la conscience et le monde, et qui établit, pour tout lien envers ces problématiques, le vide d’une décision de la volonté, prise en toute liberté. «Moi, avec mes critères et ma pensée, je m’engage à défendre cette cause librement et décide d’intervenir…» Tel serait le discours de l’intellectuel-artiste engagé, qui fait de cette distance «naturelle» et indiscutable la condition de toute critique et intervention.
Quel sens cela a-t-il de reprendre cette discussion aujourd’hui? Si le monde global a exacerbé, plutôt qu’effacé, les inégalités sociales, il a en revanche supprimé tout point de vue privilégié sur le monde, tout comme il a aboli le monopole des capacités utiles à l’interpréter et à produire du sens. Les points de vue se sont multipliés au point de ne plus être perceptibles, et les capacités se sont disséminées. Qui parle? Qui pense? Qui crée? Au-delà de l’illusion unitaire renvoyée par la globalisation et ses produits de marché, nous ignorons aujourd’hui dans quel garage, dans quel quartier et dans quelle langue sont en train d’être inventés les instruments utiles à donner du sens à la réalité. Contre la réalité unique promue par le marché global, apparaît l’ombre vacillante d’un (non-)savoir anonyme dont personne ne détient les clés d’interprétation. Projeter sur cette ombre du monde les horizons radieux, dûment localisés, de l’engagement et de l’intervention n’a plus simplement aucun sens, mais s’avère un acte foncièrement malhonnête. L’honnêteté envers le réel ne permet pas aujourd’hui de changer le jeu de distance qui a donné lieu à l’intellectuel-artiste. Cela revient-il à dire qu’il doit disparaître et se taire pour toujours? Qu’il n’y aurait plus d’espace pour la critique? Tout au contraire. Cela signifie qu’il faut être plus exigeant et plus honnête. Qu’il ne nous revient plus de nous engager auprès des causes du monde mais d’être concerné. Quel est le sens de ce concernement?
Sloterdijk a une réflexion intéressante à ce sujet, bien qu’il ne soit pas précisément un exemple de penseur concerné:
«Quand les choses nous «tombent sur le dos» d’une manière brûlante, une critique, exprimant cette brûlure, doit naître. Elle n’est pas l’affaire d’une bonne distance, mais celle d’une bonne proximité. Le succès du mot «concernement» grandit sur cette terre; c’est la semence de la Théorie Critique qui lève aujourd’hui sous de nouvelles formes. […] La nouvelle critique s’apprête à descendre de la tête dans le corps tout entier [10].»
De la distance correcte à la proximité correcte. De la tête au corps. Il ne s’agit pas d’un déplacement entre des polarités opposées mais entre des revers, d’une face à l’autre. Être concerné, c’est découvrir que la distance n’est pas le contraire de la proximité et qu’il n’y a pas de tête qui ne soit aussi un corps. Autrement dit, que le monde ne peut être vu sans être parcouru et qu’on ne pense que de manière inscrite et située. Cela peut paraître simple mais c’est ce qu’il y a de plus difficile, car il s’agit de changer de place et de manière de voir. Comme nous le disions plus haut, il faut se laisser affecter pour pouvoir entrer en scène. Il faut abandonner l’assurance d’une vue de face pour entrer dans une lutte dont on n’aperçoit pas tous les fronts [11]. On ne décide pas de cette lutte par volonté propre ni, comme on le disait, par intérêt propre. C’est à la fois une décision et une découverte: être concerné, c’est se découvrir concerné. Être concerné, c’est reprendre en main la situation pour la rendre tangible [12]et, ce faisant, transformable. Avant de transformer la réalité, il faut la rendre transformable. C’est ce que le pouvoir ne cesse de mettre à mal aujourd’hui lorsqu’il nous laisse vivre, comme nous le disions plus haut, comme si nous n’étions pas au monde, vivre des vies pour elles-mêmes, privatisées, préoccupées, anesthésiées, immunisées. Des vies noyées dans l’angoisse de ne pas pouvoir mordre dans la réalité.
À partir de là, la signification du concernement se déploie sur plusieurs niveaux:
1) Se découvrir concerné c’est interrompre le sens du monde. Inutile d’insister sur ce qu’est le sens du monde. «C’est ce qu’il y a»: la réalité indiscutable du capitalisme en tant que système et en tant que forme de vie, ainsi que la complexité d’un système de dépendances mutuelles qui apparaît incommensurable, incontrôlable, ingouvernable. Dans ce contexte, gérer la vie elle-même est la place et le rôle qui nous reviennent [13]. Un rôle que nous devons remplir au risque de nous retrouver en dehors du coup. Se découvrir concerné interrompt ce sens qui enferme nos vies dans l’impuissance et les menaces. Comme toute interruption, elle ouvre une distance. Mais elle ne la présuppose pas. Contrairement à la critique, qui avait besoin de la distance pour se déployer, le concernement est l’absence de sens qu’ouvre l’expérience de notre proximité avec le monde et avec les autres. Cette proximité est notre impensé. Cette proximité est ce qui nous éloigne et nous décolle du sens du monde. Cette proximité est ce qui provoque une crise du sens qui nous oblige à penser, à parler, à créer.
2) Se découvrir concerné, c’est trouver la force de l’anonymat [14]. Dans l’expérience de notre proximité impensée avec le monde et les autres, un vide s’ouvre et une rencontre se produit. Nous sommes expulsés de notre vie gérée, de notre «Je-marque [15]», et nous nous découvrons parmi les choses et parmi les autres, faits de la même matière que le monde. «Le réel? C’est ce que nous sommes», écrit Jon Sobrino [16]. C’est un nous qui refuse d’être sa propre image. Réel, il n’est pas représentable et n’entre dans aucune identité, quoiqu’il puisse endosser de multiples singularités. Ce nous a fait sienne la force de l’anonymat, la force d’un sens que nul ne peut s’approprier. Du point de vue de la logique séparée de l’engagement, le nom devenait une marque, une étoile rayonnant dans l’obscurité. Dans l’expérience du concernement, les noms deviennent les pistes d’un jeu d’ombres. La force de l’anonymat n’a pas besoin de renoncer aux noms. Un nom assumé avec honnêteté sera toujours un signal parmi d’autres de l’existence d’un monde commun, du fait que «Vivre, c’est s’éveiller dans les liens [17].»
3) Pour toutes ces raisons, se découvrir concerné c’est «acquérir […] des passions qui soient inappropriées [18].» Inappropriées au sens du monde, et qu’on ne peut s’approprier. Ces passions sont les positions qui ne correspondent à aucune option. Sans jeux de mots. Ce sont les possibles qui n’ont pas à être choisis et qui défont les coordonnées de notre réalité. Pour la théologie de la libération, ces possibles non choisis sont les victimes, la vérité incarnée de leurs corps blessés, de leurs vies mal en point. En elles et avec elles, se trouve la passion que le pouvoir ne peut s’approprier, qu’il essaie cependant de recouvrir moyennant toutes sortes de stratégies thérapeutiques et de victimisation. Découvrir aujourd’hui nos passions inappropriées, c’est prendre position. La position des victimes, la position de la dissidence, la position de la résistance… en somme, la position tracée par des gestes de dignité dans une réalité flexible où tout semble possible. La dignité impose à la réalité une limite commune car dans la dignité de chacun se joue celle de tous. Elle trace une position qui demande à être affirmée ou défendue à chaque occasion, dans chaque situation, produisant dans chaque contexte sa propre signification. Elle ne se résume ni à un système de valeurs valables en tout temps et en tout lieu (comme le propose l’issue néoconservatrice à la postmodernité) ni ne nécessite le recours à de la pure extériorité (comme semblent le proposer les regards vers «l’autre» de l’Occident). Elle se rejoue à chaque vie dans la mesure où celle-ci est concernée par un monde commun.
L’art d’être concerné
Parler d’art d’être concerné, ce n’est déjà plus parler d’art. Et encore moins des espaces, des dynamiques et des protagonistes de l’institution-art. C’est, dans tous les cas, incorporer la création artistique à quelque chose qui la comprend, la dépasse et la nécessite. Toute société a besoin d’un art honnête, qu’on appelle art ou pas, car toute société mobilise des langages pour traiter honnêtement la réalité.
L’art que nous connaissons peut-il apporter quelque chose dans ce sens? Peut-il contribuer d’une manière ou d’une autre à la tâche de nous découvrir concernés, c’est-à-dire interrompre le sens du monde, retrouver la force de l’anonymat et acquérir des passions inappropriées? Qu’il soit difficile de le savoir n’empêche pas, pour autant, que je ne cesse de le désirer. Je désire un art, une poésie, une philosophie, un enseignement, qui ne soient ni les instruments ni les passe-temps d’un capitalisme haut en couleur et brutal, qui ne contribuent pas à l’idée hypocrite que nous pouvons continuer d’être là comme si rien ne se passait, ou comme si ce qui se passait se passait sans nous. Pour répondre à ce désir, il ne suffit pas de dénoncer la banalisation et la fonctionnalité de l’art dans les structures de pouvoir dominantes. Cette tache critique est indispensable mais malheureusement, nous n’en attendons rien qui puisse nous surprendre ou que nous ne sachions déjà. Pour répondre à ce désir, il ne suffit pas de désirer non plus.
Ce texte est un pari et un appel, un gage de confiance et une exigence à la fois. L’art, s’il veut être politique, doit avant tout être honnête au sens défini jusqu’ici: ni dans ses thèmes ni dans sa volonté d’intervention, mais dans sa manière de traiter la réalité et de nous traiter nous-mêmes. Dans un art honnête - quel que soit ce dont il parle, ce qu’il aborde -, nous pouvons être sûrs de trouver la trace de ces trois aspirations, ou élans: une aspiration à la vérité, une aspiration au nous, et une aspiration au monde. D’abord, aspiration à la vérité, car tel que l’a dit et l’a écrit un jour la poétesse autrichienne Ingeborg Bachmann, toute création «nous éduque à une perception nouvelle, à un sentiment nouveau, à une conscience nouvelle [19].» Sans ça, sans cette aspiration à la vérité, il ne nous resterait que le propre mouvement du créateur. Dans le monde d’aujourd’hui, l’artiste est en perpétuel mouvement, toujours en train d’élaborer son curriculum et ses innombrables projets: «On voit l’écume sur ses lèvres et on l’applaudit. Rien ne bouge que cet applaudissement fatal [20].»
En deuxième lieu, une aspiration au nous. Les nouvelles possibilités de perception, de sentiment et de conscience qui surgissent d’une œuvre artistique, nous interpellent nécessairement. Elles ne nous interpellent pas en tant que public. Toute création, toute véritable idée, produisent l’effet d’une interpellation personnelle. Bien que nous pensions tous, et que nous créions tous, inutile cependant de tomber dans le piège pseudo-démocratique de dire que nous sommes tous des artistes et des penseurs. Car toute véritable idée ouvre le champ à un nous traversé par la préoccupation de ne pas être des consommateurs, ni des spectateurs, ni des spécialistes. Une préoccupation que nous pouvons seulement partager et transmettre. Tel est l’effet d’une prise de position qui défait la carte des possibles, une «hache qui brise la mer gelée en nous [21].»
Une aspiration, finalement, au monde. Un art qui traite honnêtement le réel contribue nécessairement à nous montrer le monde qui se trouve entre nous. Comme nous le disions, ce monde ne sera pas encapsulé ni représenté dans ses œuvres. Il nous sera offert en tant que possibilité non négociable dans ses manières de regarder, d’écouter, de parler et de toucher, dans la façon dont il nous interpelle et nous préoccupe, dans la position qu’il prend et nous fait prendre.
… Et si à un moment donné l’art cesse d’être traversé par la violence du concernement et par ces trois aspirations, si le mot d’ «art» lui-même empêche et bloque cette affection et cette force que nous appelons l’honnêteté envers le réel, il ne faudra pas avoir peur. Nous pourrons arrêter de parler d’art au singulier, nous pourrons laisser l’art de côté, et trouver de nouveaux noms à donner à ces créations au sein desquelles les hommes et les femmes de tous temps et de tous lieux ont lutté ensemble pour une vie digne d’être vécue.
Marina Garcés (2011)
Traduction de l'espagnol: Annabela Tournon
in Álvaro de los Ángeles (ed.), El arte en cuestión, Sala Parpalló, València, 2011.
Invitation réalisée à l'occasion de l'exposition de Núria Güell Au nom du Père, de la Patrie et du Patriarcat
Notes
[1]Dans Correspondance de Flaubert, Tome II, Bibliothèque de La Pléiade, Edition de Jean Bruneau, 1973-1998 p. 463.
[2]Le verbe en espagnol tratar suivi du complément d’objet direct con, signifie à la fois traiter de (au sens de porter sur un thème, un sujet), et traiter avec (au sens d’être en relation ou d’avoir affaire à quelqu’un, à quelque chose). Nous avons opté pour la traduction «traiter le», qui suggère cette ambiguïté, même si le français rend avec moins de force ce double sens. L’expression apparaîtra en italiques afin de la distinguer des autres usages de tratar dans le texte. (NDT)
[3]Voir par exemple Jon Sobrino, Terremoto, terrorismo, barbarie y utopía, Madrid, Editorial Trotta, 2002. Je remercie l’ami Ricardo Barba de m’avoir introduite à ces vies et ces perspectives.
[4]Sur ce sujet, on consultera avec intérêt les réflexions de Roberto Esposito sur le «paradigme immunitaire» de la modernité (dans Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique [Trad. B. Chamayou], Paris, Les Prairies ordinaires, 2010), et celles d’Alain Brossat sur la relation entre démocratie et anesthésie dans La Démocratie immunitaire, Paris, La Dispute, 2003.
[5] Appel, 2003, p. 7. Consultable en ligne: https://bloom0101.org/?parution=appel.
[6]Joe Sacco, dans El País, 25/10/2009. https://elpais.com/diario/2009/10/25/cultura/1256421601_850215.html
[7]Dans mon article «Abrir los posibles», j’ai développé cette idée de la culture en tant qu’instrument d’un nouveau capitalisme, utile à dépolitiser l’expérience de la liberté et de la participation. Disponible en ligne: https://menoslobos.hangar.org/wp-content/uploads/2009/09/abrir-los-posibles-marina-garces-cast.pdf).
[8] Maurice Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955, p. 269 et 265.
[9] Ibid.
[10] Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, Paris, Christian Bourgois, 1987 [1983], p. 15.
[11] J’ai développé la relation entre implication et vision périphérique dans «Visión periférica. Ojos para un mundo común», dans Ana Buitrago (éd.), Arquitecturas de la mirada, Madrid, Universidad de Alcalá Servicio de publicaciones, coll. «Danza y pensamiento», 2009.
[12] Tiqqun, «Comment faire?», dans Tiqqun. Organe de liaison au sein du Parti Imaginaire, n°2 (2001). Publié en espagnol par Espai en Blanc: «Como hacer?», in La fuerza del anonimato, Espai en Blanc n° 5-6, Ed. Bellaterra, 2009.
[13] Santiago López Petit, La movilización global. Breve tratado para atacar la realidad, Madrid, Traficantes de sueños, 2009.
[14] Je renvoie à l’ouvrage collectif d’Espai en Blanc, La fuerza del anonimato (Espai en Blanc, n° 5-6), Barcelone, Editorial Bellaterra, 2009.
[15] Santiago López Petit, Op.cit.
[16] Jon Sobrino, Op.cit., p. 18.
[17] Maurice Merleau-Ponty, Op.cit., p. 225.
[18] Jacques Rancière, «Les paradoxes de l’art politique», dans Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p.69.
[19] Ingeborg Bachmann, Leçons de Francfort. Problèmes de poésie contemporaine, Arles, Actes Sud, 1986, p.28.
[20] Ingeborg Bachmann, Op. cit., p.30.
[21] Franz Kafka, Lettre à Oskar Pollak, 27 janvier 1904 [Trad. Marthe Robert], dans Franz Kafka, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1984, vol. IV.